Sauvagnat François

Énonciation et énamoration
Document du mardi 27 novembre 2018
Article mis à jour le 28 novembre 2018
par  Manuel Pérez Rodrigo

Énonciation et énamoration

Le Saulchoir, 18 rue des Tanneries, 75013,

Les : 14 janvier, 12 février, 12 mars, 9 avril, 14 mai 2019

Si le Banquet de Platon met en jeu jusqu’à sept types d’amour, que Freud complètera par la référence — cruciale dans son projet — à l’opposition, classique depuis l’époque hellénistique entre éros narcissique et philia ou agapè, force est de constater que cet ajout est devenu, dans l’œuvre du père de la psychanalyse et au-delà, un facteur écrasant toutes les autres variétés.

Passé par les travaux sexologiques d’Havelock Ellis, chez qui il évoque avant tout l’auto-érotisme, à Näcke et Sadger – ce dernier à peine dégagé des théories de la dégénérescence – le narcissisme est étendu, dans Pour introduire le narcissisme, à deux configurations cliniques supplémentaires, des cas où, dans la cure analytique, la névrose n’arrive pas à muter en « névrose de transfert », et des cas psychotiques « paraphréniques », selon l’appellation préférée par Freud, où l’investissement de l’objet paraît compromis au-delà de l’ »introversion » névrotique.

Plus encore, il devient un des deux types d’investissements d’objet (par étayage (Anlehnung)/narcissique (narzißtisch), le moindre paradoxe du second n’étant pas que, comme dans le délire d’observation attribué à Meynert, le sujet se sentirait d’autant plus corporellement envahi narcissiquement, que ce destin serait scellé par la structure de l’Autre.

Une polarisation qui n’a cessé de s’accentuer chez les postfreudiens, et trouve dans les années 1930-50 son régime maximal avec la caractérisation d’un cœur narcissique de résistances caractérielles-agressives, finalement sanctionné par la figure « politique » de la subjectivité narcissique nord-américaine (Lasch), envers « triomphant » du prédestinationniste local, une « manifest destiny » individuelle en quelque sorte.

On peut considérer rétrospectivement que la démarche de Lacan, après une phase initiale où le narcissisme du stade du miroir – imago de la rivalité fraternelle – est à la première place, a consisté à redéployer la question de l’amour, sans pour autant renoncer à la problématique transférentielle.

L’occasion en vient, nous semble-t-il avec un intérêt éminent pour le statut de l’écrit précipité par l’arrivée de la cybernétique : la lettre reçue par la reine, la Lettre volée, qui vient évoquer une forme radicale d’énonciation in absentia.

Qu’elle soit énonciation muette de l’Autre, mais touchant au plus intime du sujet, nous suggérons que ce que J Lacan a imprimé à la problématique freudienne trouve sa radicalité dans deux traits, d’une part, les caractéristiques de l’écrit, en ce qu’il déchire d’emblée tout prétention à l’empathie et défait la différentialisation signifiante ; ensuite, que l’écrit soit référé par J Lacan à un trait crucial des phénomènes élémentaires psychotiques, une désignation sans limites.

Dès lors se dessine la caractéristique essentielle qui traverse le propos de Lacan sur l’amour, au-delà de la relecture du Banquet de Platon. Il ne s’agit donc plus d’envisager le transfert à partir des caractéristiques du narcissisme, ni même de la brillance mystérieuse de l’agalma. Dans le séminaire sur le Transfert, nous en sommes d’ailleurs prévenus par les précises considérations sur la Trilogie de Claudel, où les impératifs du désir féminin sont longuement disséquées.

Ce qui commence, dans la rectification proposée par Lacan, avec la Lettre volée, se conclut par une allusion aux fameuses Lettres portugaises, dont l’attribution, comme on sait, défie la critique. On passe donc de la lettre à la reine, dérobée par le ministre indélicat, aux lettres de l’amoureuse abandonnée, où l’abandon est aussi affirmation de l’irréversibilité de l’amour et soutien de la divine jouissance.

Ce faisant, ce sont deux modalités de l’action analytique qui sont dévoilées : dans un cas, il s’agit de restituer le parcours du signifiant, et provoquer, déjà, avec la chute du ministre, un allègement du sujet névrosé — autrement dit, l’analysant est en position du ministre !— dans l’autre, il s’agit de recalculer les choix inconscients au regard d’une jouissance préalable, d’un Eros invincible au combat (Eros anikate makhan ! s’exclamait le chœur dans l’Antigone de Sophocle), de l’amour extatique mis en lumière par l’Abbé Rousselot qui commande littéralement la structure que Lacan va distinguer du terme de discours.

Références :

Anonyme : Lettres portugaises traduites en françois, A Paris , chez Claude Barbin, MDCXIX.

Ellis H : Studies in the Psychology of Sex, vol.1, 1905

Freud Zur Einführung des Narzissmus, in Gesammelte Werke, Band X

Werke aus den Jahren 1913 – 1917

Lacan Jacques, Le Séminaire, livre VIII  : Le transfert [1960-1961], 2e éd., Paris, Seuil, 2001.

Lacan Jacques : La lettre volée, in Ecrits, Paris, Seuil 1966.

Lacan Jacques, « Structures des psychoses paranoïaques », Semaine des hôpitaux de Paris, 1931, no14, pp. 437 445.

LACAN Jacques, Le Séminaire, livre VII  : L’éthique de la psychanalyse [1959-1960], Paris, Seuil, 1986.

Lacan Jacques, Le Séminaire, livre XX  : Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1999.

Lacan Jacques, Le Séminaire, livre XVII  : L’envers de la psychanalyse [1969-1970], Paris, Seuil, 1973.

Lacan Jacques, « Télévision [1974] », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp.509 545.

Rousselot 1908 Pour l’histoire du problème de l’amour au Moyen-Age, Paris, Vrin ed.

Lasch C :1979, The Culture of Narcissism. American Life in an Age of Diminishing Expectations, Barnes & Nobel, New York

Platon : Le Banquet

Sauvagnat François : « The clinic of sexuation : Historical preliminaries and current issues », in Almanac of psychoanalysis, (Tel Aviv), 2004, N°4, p. 147-166.

Sauvagnat François : « La forclusion du nom-du-père est-elle inséparable du »pousse à la femme«  » ? in Destins sexués du sujet, Section Clinique de Rennes, 1999, ouvrage collectif, p. 105-130

Sauvagnat François : « Secrétaire de l’aliéné aujourd’hui » in Ornicar ?-Digital n°77, 78, 79, 80, 81, 1999. http://wapol.org/fr/miembros/articu...

Sauvagnat François :-push-to-the-woman, in Skeldon, R (ed.) : The Edinburgh International Encyclopaedia of Psychoanalysis, Edinburgh University Press,2006, p387.

Sauvagnat François :-(en collaboration avec P Bonny) : La question du genre Chez Damourette et Pichon ; quelques implications des notions de sexuisemblance et sexuiférence, spécialement pour les sciences humaines, in actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Damourette et Pichon, sous la direction de Michel Arrivé, ed Lambert-Lucas 2010, p 233-247.

Sauvagnat François : Le problème de la sublimation, in Névrose et perversion : les fantasmes dans la clinique contemporaine. L’a-graphe / Section clinique de Rennes, 10/2009, n° Année 2008-2009. - p. 93-104.

Sauvagnat François :Nota sobre la evolucion de la nocion de transsexualismo, in Transformaciones : Ley, diversidad, sexuacion ouvrage collectif, Buenos Aires Grama Ediciones 2014, p 124-133.

Sauvagnat François :Le maître castré, in L’a-graphe, Section clinique de Rennes 2010, L’hystérie et la question du père dans la clinique, p 117-124. Et http://www.sectionclinique-rennes.f...

Sauvagnat François : How J Lacan was inspired by Soeren Abye Kierkegaard and Anton Chekhov, or : Kierkegaard with Chekhov.International Lacanian Review, N°2, 2005, p 24-32. (et:http://www.lacanianreview.com.br/n2...)

François Sauvagnat et Aimé Charles-Nicolas : L’effet Josephine Baker. Récit d’une contribution méconnue mais décisive aux théories psychanalytiques de la sublimation, Annales Médico-psychologiques, Vol 176 – N° 7 P. 635-643 – septembre 2018