Entre Nouveau Monde et Monde Nouveau.
Dans une conférence intitulée Libération conditionnelle, Laurence Kahn s’attache, une nouvelle fois, à faire valoir les exigences de la scène du transfert comme lieu enraciné dans la primitive dépendance de l’enfance où l’amour nouvellement adressé à l’analyste devient le moteur d’un déplacement possible des conflits intrapsychiques vers une position moins inconfortable, déplacement qui n’est pas à proprement parler une libération. Ce rappel permet à Laurence Kahn de s’opposer une nouvelle fois à la conception affadie de l’analyse interpersonnelle qui substitue à l’autoritarisme supposé du psychanalyste l’empathie, pour ne pas dire la sympathie plus « politiquement correcte » qui ferait de la cure un lieu d’accueil et un renforcement des tendances imaginaires et narcissiques du moi, favorable à son intégration, à sa réintégration dans une société qui déploie son emprise sur les individus en s’appuyant sur ces tendances et en les flattant.
Il s’agit donc de ne pas oublier ce qui se joue dans la cure bien comprise comme, je cite, « outils indispensables pour saisir ce qui se combine, en un va-et-vient constant, entre l’économie intrapsychique de la subordination dans les vies individuelles et l’économie de la suggestion à l’œuvre dans la masse ». Ce qui est en cause ici, c’est donc aussi, dit Laurence Kahn, « le déterminisme freudien » dont il faut se demander comment Freud peut à la fois rappeler sans cesse sa domination absolue et former le projet même d’une cure analytique. Et, dans son prolongement, se penser comme élément d’un processus de civilisation.
Je vais aller très vite à l’essentiel : si Pontalis ou Widlöcher ont pu défendre que le cœur de la psychanalyse était une recherche de liberté avant d’être une recherche de vérité, il est clair que la prise au sérieux de la dimension du déterminisme ne peut laisser à cette idée de liberté qu’un seul sens : en psychanalyse, toute conquête de la liberté ne peut qu’être soumission à une détermination nouvelle. On ne se libère pas, dans la cure, mais on change de chaînes : on les desserre, on les dispose autrement, on change même leur matière et leur rugosité douloureuse. Le déterminisme prend donc la tournure d’une auto-détermination, c’est-à-dire d’un déterminisme reconfiguré à partir de son jugement et non plus tributaire de la seule mécanique du refoulement.
Formulé ainsi, on voit bien le bénéfice, mais on voit aussi la déception. Mais la déception par rapport à quoi ? Le sacrifice que le processus analytique entraîne n’est pas le sacrifice pulsionnel qui permettrait soi-disant une adaptation au monde de la culture et de ses lois, au contraire, la pulsion doit être enfin reconnue et facilitée dans son issue, quelle qu’elle soit, amour ou sublimation voulue, mais c’est le renoncement à la toute-puissance imaginaire de his majesty the baby qui refuse de se donner un objet parce qu’il les vise tous.
C’est donc la dynamique du conflit intrapsychique, entrelacée avec le narcissisme, comme espace de jeu au sens où les déterminations peuvent réellement s’y mouvoir et se transformer, qui permet de faire de la libération par la cure un déplacement effectif qui ne soit pas un vain mot même si elle n’est pas un effacement des contraintes. De plus ce réaménagement des conflits psychiques n’est pas sans effet sur la manière dont l’individu s’articule à la masse, trouvant dans son auto-détermination reconquise la manière de sortir de la suggestion ou de l’hypnose qui fait de lui l’élément d’une masse pour trouver dans la société un lieu d’affrontement assumé entre développement individuel et développement culturel, source d’une recherche incessante et créative de compromis comme de contestation.
Selon que l’on accentuera la contestation ou le compromis, le vocabulaire variera et Laurence Kahn se tient soigneusement à équidistance entre une véritable anthropologie sur mesure de la soumission et de la renonciation que son commentateur tire abusivement de son propos (cf. Citation de Castoriadis et de Pierce ! par Patrick Merot) et un libéralisme tendance anarchiste qu’on pourrait repérer à l’état de trace chez Foucault.
Car parler de « libération conditionnelle » ou de « libération sous condition », c’est encore s’inscrire dans l’idée évolutive, intimement liée à une philosophie de l’histoire, d’un processus de progrès (auquel Freud croyait d’ailleurs en partie mais sans doute de moins en moins au fur et à mesure que son œuvre avançait), alors que la position de Foucault, dans l’un de ses derniers textes, L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté (texte n°356 des Dits et Écrits) qui récupère de manière provocatrice le vocable de liberté mais pour en faire un pur état d’indétermination et non une faculté d’initiative, s’inscrit dans un simple espace de déplacement dépourvu non sans doute de tout avenir mais certainement de tout horizon de salut, de pacification ou d’équilibre.
C’est donc dans cet intervalle ténu entre liberté et libération que je vais reprendre le thème de la servitude volontaire en essayant d’une part de résoudre son caractère aporétique, d’autre part d’en tirer des réflexions sur la désobéissance qui s’inscrivent dans les termes d’une dialectique négative, plus orientées vers les formes et les transformations de la subjectivation que vers la contestation d’une autorité-alibi, où il s’agira de disqualifier plutôt que de désobéir, c’est-à-dire de faire reculer vers le fond ce qui était vécu comme forme obsédante.
En proie à la passion irrépressible qu’elle éprouve à la vue de Jason, Médée fait taire en elle la voix de la raison qui lui montre les dangers de cette union à laquelle elle aspire. La force irrésistible à laquelle elle obéit malgré elle fait que, si le devoir la retient, l’amour l’entraîne vers cet être qu’elle préfère à tout ce que l’univers a de meilleur. Ovide met alors dans sa bouche, au vers 20 du livre 7 des Métamorphoses la formule bientôt célèbre : « Video meliora, proboque, deteriora sequor », « Je vois le parti le meilleur, je l’approuve, mais je choisis le pire ». Désignant par ces mots une contradiction bien commune, il donne sans le vouloir une forme canonique à l’une des représentations réputées les plus inassimilables par la pensée humaine, du moins par celle des civilisations qui s’ordonnent autour de la notion de Bien et s’orientent téléologiquement à partir de lui, dans une attitude de déni de leur propre réalité. Déni de la dimension passionnelle de l’existence humaine, sociale et individuelle, déni de la violence inéliminable. Par sa volonté, qui l’apparente au divin, l’être humain ne peut s’orienter que vers le Bien, ou au moins vers son bien. La monstrueuse volonté du Mal ne le cède en rien en horreur au caractère illogique, incompréhensible et inadmissible de la destruction volontaire de soi-même. Ce qui, pour un psychanalyste, ou simplement pour un lecteur de Freud, relève de l’ordinaire de la vie humaine est au contraire posé comme un oxymore insoutenable, que « le langage lui-même peut à peine nommer », comme le dira, mille cinq cents ans plus tard, La Boétie : d’où l’invention par lui de la formule contradictoire, en apparence, de « servitude volontaire ». En apparence, car il est peut-être possible de défendre, au contraire et de manière tout aussi scandaleuse, qu’il n’y a, sinon de servitude que volontaire, du moins de volonté que serve : en d’autres termes que « la volonté » (ce qu’on appelle la volonté dans notre tradition philosophique) est par excellence le lieu de surgissement ou d’expression de la servitude, puisqu’elle est le lieu où s’exprime dans sa forme la plus pure le message de l’Autre. La liberté, la volonté libre, ou peut-être mieux la liberté toujours involontaire, si elle existe, ne peut se situer au contraire que dans l’acte irrépressible et irréfléchi, pur effet d’un mouvement qui ne procède pas de l’argument du révolté mais qui incarne le geste du réfractaire.
Cette formule traverse les âges. Elle est à l’origine de l’une des phrases les plus frappantes que Spinoza ait écrite dans son Traité théologico-politique. « Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? ». Tel serait le problème qui hante alors et hanterait encore la pensée critique, philosophique et politique, depuis qu’elle a associé son destin à la lutte contre la domination. Cette monstruosité, pour Spinoza, relève d’une crainte et d’une ignorance, résultat conjoint de la faiblesse naturelle des individus face à la nature et des croyances religieuses qui exploitent cette faiblesse et donnent aux hommes l’espoir d’être sauvés à condition qu’ils abandonnent leur liberté et délèguent leurs pouvoirs aux interprètes des volontés divines.
Mais Spinoza, à vrai dire, ne se pose pas la question, contrairement à La Boétie, et contrairement à ce que Deleuze lui fait dire. Cette formule figure, dans le texte de Spinoza, dans une phrase où la réponse anticipe la question, puisque cette situation de servitude extrême est présentée comme l’effet d’un processus dont Spinoza s’est efforcé, avec succès selon lui, de démonter le mécanisme. Deleuze transforme ici en une question principielle concernant le fonctionnement du politique en général une formule qui veut en réalité décrire l’organisation d’une politique particulière (celle de la monarchie) et ses effets, certes paradoxaux, mais logiques une fois qu’on a décrit le mécanisme de l’inversion. Deleuze transforme donc la réponse spinoziste en question laboétienne.
Deleuze écrit en effet, dans l’Anti-Œdipe : « C’est pourquoi le problème fondamental de la philosophie politique reste celui que Spinoza sut poser (et que Reich a redécouvert) : « Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » Comment arrive-t-on à crier : encore plus d’impôts ! moins de pain ! ».
Alors que Spinoza avait écrit : « Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur est de tromper les hommes et de colorer du nom de religion la crainte qui doit les maîtriser, afin qu’ils combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut, et croient non pas honteux, mais honorable au plus haut point de répandre leur sang et leur vie pour satisfaire la vanité d’un seul homme, on ne peut, en revanche, rien concevoir ni tenter de plus fâcheux dans une libre république, puisqu’il est entièrement contraire à la liberté commune que le libre jugement propre soit asservi aux préjugés ou subisse aucune contrainte » (TTP, Préface, traduction Appuhn).
La construction conceptuelle de Spinoza interdit une telle configuration de servitude volontaire, entendue au sens d’une contradiction interne au même individu (l’exemple du suicide revient sans cesse). Elle induit donc une autre interprétation qui fait de la servitude le résultat d’une erreur de jugement (dans une perspective en partie platonicienne, « nul n’est méchant volontairement »), là où La Boétie fait surgir et maintient l’énigme de cette contradiction insoutenable. L’aliénation structurelle du conatus n’est pas la même hypothèse que celle, pourrait-on dire, de la panne de conatus. C’est la théorie du miroir chez La Boétie qui fait barrage à l’hypothèse de la tromperie : si les sujets se constituent au plus profond d’eux-mêmes en se « mirant les uns dans les autres » et donc par identification, et si l’environnement historique dans lequel ils vivent et se « mirent » est celui du Malencontre, du règne de l’Un, de la domination et de l’inégalité, alors le désir même d’être libre ne peut prendre d’autre forme que celle du désir d’asservir, de tenir quelqu’un en-dessous de soi et de le dominer.
Pourtant les deux positions peuvent être rapprochée, du moins par un lecteur de Freud.
La discussion porte à la fois sur l’être et sur la cause extérieure : tout être ne peut que persévérer dans son être et il ne peut être détruit que par une cause extérieure soutient Spinoza. Mais si l’on accorde que la mort volontaire ne peut survenir que sous l’effet de la contrainte d’une cause extérieure, qu’en est-il si la cause extérieure est à l’intérieur, mieux encore constitue l’intérieur même, qui n’est toujours qu’une cause extérieure retournée en elle-même, on pourrait dire « pliée », « repliée », c’est-à-dire « subjectivée ». Ainsi on peut maintenir la thèse de Spinoza en intégrant dans son champ d’application des phénomènes auxquels il n’aurait pas pensé (ou pas consenti ?). Si en effet on entend par « être » l’identité, et par l’identité le résultat du processus d’identification, on peut comprendre que la persévération dans l’être est un attachement inconditionnel à l’identité, à cette sorte d’identité qui résulte d’un processus d’identification et qui fait du sujet ce qu’il est (à savoir : cet être qui tient plus à l’image de lui-même qu’à sa propre survie, c’est-à-dire, comme on dit dans le vocabulaire analytique, à sa jouissance) et au nom de quoi il peut se détruire par attachement à cette identification négative, coupable ou mélancolique.
Si de même on entend par individu un être qui se constitue par identification et pour lequel l’autre est à l’intérieur de lui-même, la cause qui le conduit à sa perte, être serf de l’autre en soi, est sans doute une cause extérieure mais qui, n’a pas d’autre lieu que l’intérieur de l’individu, qui n’est lui-même rien d’autre que cet extérieur retourné en un soi-même (comme un doigt de gant). L’inversion énigmatique du désir cesse de l’être dès que l’on admet que le désir c’est le désir de l’Autre : le désir est donc ce qui par nature ne cesse de s’inverser.
Concevoir, comme le fait François Zourabichvili, le conatus ou la persévérance dans l’être comme une persévérance d’un processus est une autre manière d’admettre que le désir qui se poursuit peut se poursuivre dans son propre retournement qui n’est qu’une allure du processus lui-même. Le contre-mouvement, l’inversion paradoxale ne sont alors que des développements inéluctables d’un désir qui est désir de l’Autre et désir du désir de l’autre.
Persévérer dans son être n’est pas persévérer dans son identité-à-soi, sur le mode de la répétition, du bégaiement, mais dans son processus, dans son devenir. Ce que Spinoza ne veut/peut entendre, c’est le risque toujours présent que l’être se fige dans une identité de jouissance. C’est là que son « conservatisme paradoxal » cesse d’être paradoxal pour redevenir ordinaire. Il est juste de dire qu’« il ne s’agit pas de conserver l’état de fait, ce qui existe, mais de faire exister ce qui se conserve » (Zourabichvili). Mais la clinique nous apprend que ce qui se conserve peut être la conservation pure et simple.
Nous ne quittons pas le champ du déterminisme freudien et spinoziste, néanmoins. La servitude volontaire est une servitude de la volonté dont le mode d’être (et non l’acte ponctuel) est alors de vouloir la servitude qui est se vouloir soi-même. L’idée d’une servitude volontaire, c’est-à-dire d’une volonté non pas asservie par erreur, mais engagée dans la servitude ne se ramène pas non plus à l’idée d’une volonté qui, en complète liberté, choisirait la servitude : une telle idée, métaphysico-théologique mais d’une théologie inversée, s’appuierait sur une représentation illusoire de la liberté : la volonté n’est jamais libre, car elle est, on l’a dit, comme le désir, volonté de l’Autre.
Toutefois, au sein même de ce déterminisme un tour d’écrou est possible, et peut-être nécessaire. La volonté (pure) ne veut rien en toute indétermination : elle ne veut qu’elle-même, c’est-à-dire qu’elle veut s’exercer selon elle-même, c’est-à-dire selon son encontre (qui peut être malencontre). Mais au sein de cet encontre, elle peut non seulement vouloir la servitude, mais aussi, soumise qu’elle est à la logique de la culpabilité, de l’auto-punition, en proie à un surmoi cruel, se vouloir elle-même, passionnément, comme serve. Le cas extrême par exemple pour un être vivant, c’est le désir d’être chose parmi les choses, la tendance à l’identification aux choses. Avec les mots d’Adorno, on dira : la tendance du consommateur à s’identifier aux objets consommés, à se chercher lui-même indéfiniment au cœur du processus asymptotique de la consommation, et ceci, dit Adorno, « non par appât du gain, mais par angoisse du déclassement ». C’est un tel processus qu’on peut caractériser en disant qu’il ne consiste plus seulement à faire obéir les individus, mais à les produire eux-mêmes comme sujets toujours déjà obéissants, toujours prêts à la normalisation intégrale de leur conduite. C’est un tournant dont on peut penser qu’il caractérise les formes prises par le capitalisme contemporain, ou, comme on dit, le capitalisme tardif, celui qui a peu ou prou décollé avec la « découverte », ou la conquête du Nouveau Monde et qui, mis sur orbite avec la révolution industrielle, atteint désormais le régime d’une globalisation qui tend à l’exhaustivité dans la mesure où elle n’est plus seulement l’histoire d’une intériorisation civilisatrice (selon les analyses de Norbert Elias) mais celle d’une colonisation intérieure, ou d’une annexion de l’intériorité, d’une capture de la fabrique du soi. Le capitalisme enfin lui-même, débarrassé de tout compromis passé avec des formes hétérogènes de domination.
Dans cette situation la question de la désobéissance se pose à nouveau : elle se répète, mais elle se transforme aussi, nécessairement. La Boétie disait : il suffirait de ne plus obéir, et ce point de bascule fascine, aimante et irrite la pensée politique depuis qu’il a été formulé, à la fois par sa puissance imaginative et par sa vanité pratique.
On peut déjà dire par exemple, en travaillant sur les mots, que renverser la servitude en une désobéissance ne doit pas être simplement le fait d’une désobéissance « civile » (qui opposerait à l’État la société civile acceptée comme telle mais « s’indignant » des comportements de l’État) mais aussi d’une désobéissance « civique » (qui fonde à nouveau, radicalement, la citoyenneté, mais une citoyenneté conflictuelle et non plus « commune », se pensant comme ayant une portée constituante, donc virtuellement étatique, ou destituante, donc virtuellement anarchique : la tension reste entière et l’interprétation ouverte). En tout cas, dans une période de l’histoire où la question du politique s’est lentement déplacée d’une logique de l’obéissance à une dynamique disciplinaire, puis de cette dernière à celle d’une production de comportements par avance intégrés à des « sociétés de contrôle », cette dernière dimension venant surdéterminer plutôt que remplacer les précédentes, l’idée de « désobéissance » ne peut être que profondément transformée. Il ne peut être aujourd’hui question de désobéir simplement au souverain ou à ses figures de remplacements, pacifiquement ou violemment, mais il faut d’un même geste désobéir à des normes plus insidieuses, intégrées, intérieures, et donner à ce pas de côté les moyens de court-circuiter les contrôles par d’autres prises en main.
À défaut de pouvoir les proposer, on peut essayer de penser leur horizon de possibilité, c’est-à- dire le milieu sémantique dans lequel leur formulation pourrait émerger. On peut trouver dans l’œuvre de Winnicott, par exemple, des éléments utiles, peut-être déterminants, permettant de penser, d’entrevoir l’espace de cette désobéissance. On sait que chez Freud, le phénomène de la projection se déploie entre deux dimensions, celle du sujet et celle de l’objet, qui restent les deux seules déterminantes, ne laissant pas la possibilité pour cette activité de se déployer dans une troisième dimension, autonome. Winnicott a eu l’intuition de cet espace autre où se joue le phénomène projectif, ou fantasmatique, et où il se noue en subjectivité labile : c’est, selon sa formule, l’espace du playing (pour l’instant, ne traduisons pas). Il y aurait donc une autre topique que celle, binaire, qui articule la contrainte et le consentement. Il y aurait celle où se joue le jeu du choix de consentir à telle ou telle contrainte, celle où s’ouvre cet espace intermédiaire, décisif, espace de l’informe où sans cesse peut se re-décider le jeu consenti. Cet élément chez Winnicott est décisif, c’est le lieu de constitution de la subjectivité, du sentiment d’être soi, du sentiment d’existence… : c’est celui qui permet que se déploie une vie humaine qui ne soit pas asservie au seul registre de l’identique. Winnicott attire l’attention sur sa proximité, mais non exclusive, avec la créativité et avec l’art. Plus généralement, c’est celui qui permet de suspendre, ou de retarder la colonisation intérieure, l’annexion de l’intériorité par la soumission aux normes du Travail, de laisser ouvert ce qui restait engagé par ailleurs, depuis les débuts de l’existence socialisée, dans l’activité du jouer, du playing (et non pas du play) qui est activité bifurcatrice et redistributrice de traits d’existence et de manières de vivre, obstacle ou déviation par rapport à la circulation autoroutière, à la liberté du tournebroche ou du pendule, dont parle Deleuze à propos des « sociétés de contrôles ». Ce que Winnicott appelle curieusement « espace transitionnel », ou « potentiel », ou « culturel », désigne (bien au-delà de l’espace du « jeu », play ou game) l’activité en général qui consiste à rendre possible toute pulsion en lui créant un monde d’accueil, en la rendant à la fois commensurable avec un monde sinon commun, en tout cas partagé par certains, où elle puisse s’effectuer en prenant sens, et en même temps susceptible de conserver, de manière autonome, dans une « capacité à être seul en présence de », ou même dans une sorte de « zone proximale de développement » pour reprendre la formule de Vygostski, sa jouissance d’indétermination, sa capacité créative, imitative ou inventive. Le playing , le jouer (comment nommer cette activité ? une autre « traduction » possible serait : la remise en jeu qui serait aussi, on le verra, une remise en je ) sont toujours « travail » sur le code, avec le code et avec le corps, avec le code pour ou contre le corps, avec le corps pour ou contre le code, manipulation créative et auto- créative, grand espace de bifurcation subjectivante qui n’est certes pas un Travail mais qui est laborieux, qui est une élaboration (à titre d’exemple, je dirais volontiers que la réflexion de Rancière porte sur cet espace potentiel, l’espace et le temps de l’imagination et de l’initiative ouvrières par exemple, cet espace non mesurable, qui échappe aux « sciences humaines »). C’est cet espace qui, dans la période contemporaine, fait l’objet d’une requalification systématique et tendanciellement exhaustive par le capitalisme et ses soi-disant « sciences » (sociologie, psychologie, la psychanalyse elle-même n’étant jamais à l’abri d’être enrôlée dans l’entreprise), mais qui avait déjà fait l’objet d’une première capture globale et décisive sous le nom de « Travail » (annexion préparée dès le protestantisme et peut-être dès le franciscanisme, comme le pense Giacomo Todeschini ). La découverte, c’est-à-dire la conquête du Nouveau Monde avait consisté, en ce sens, à mettre le Monde au Travail, ou en tout cas à l’y préparer.
La préservation et le redéploiement offensif et contestataire de cet espace (qu’on pourrait comparer à celui des forêts primaires) est le lieu d’émergence d’une nouvelle forme de désobéissance. Le capitalisme ne cesse de tenter d’annexer, de transformer le jouer (le playing ) pour en faire du Travail, de faire de ce jeu, où l’humain se dessine et se redessine, la matière malléable d’un réseau d’échange, d’un vaste échangeur des flux d’individus jetables. Et pour ce faire, il s’agit d’abord de le discréditer sous les figures futiles et ambigües, ou ambivalentes, du « jeu », de l’« art », du « supplément d’âme » dans leurs versions mièvres et humanistes. D’où l’importance de ne pas faire entrer les réflexions précédentes dans la case bien connue de l’opposition du Travail et du Jeu qui reviendrait à annuler leur contenu et leur portée.
Une très belle image de cette « désobéissance » toujours possible, toujours à portée de main (mais est-ce encore une désobéissance ?), nous est donnée par une étonnante et énigmatique fresque de Domenico Tiepolo, bien connue, conservée à Venise à la Ca’Rezzonico et qui s’intitule Il Mondo nuovo, peinte en 1791 (il en existe deux autres versions, différentes, de 1757 et 1765, signe que le peintre tenait à cette image). On y voit une foule qui tourne ostensiblement le dos à ceux qui regardent le tableau, absorbée dans la contemplation d’un spectacle que nous ne pouvons voir. On peut tenter une interprétation : ces gens se détournent de nous, du monde que nous sommes, monde de la société ordinaire, main stream, engagée dans l’ensemble de ses activités de production, d’échange, et de consommation culturelle. On sait ce qu’ils contemplent mais on ne le voit pas : il s’agit d’un de ces spectacles courants dans les foires de l’époque où l’on montrait des images, des fantasmagories, des images d’ailleurs, des fictions animées au moyen d’une quelconque lanterne magique, un cosmorama. Mais cette lanterne, détail anecdotique, est en réalité une superbe métaphore de la plus haute importance. Car ce monde fantasmagorique engendré par cet appareil fictionnel est peut-être la vérité du nôtre, il nous dit que ce qu’on prend pour la réalité donnée est une construction artificieuse. Et cette construction, ici, n’est pas traitée sur le mode moral et péjoratif, comme on le dit trop souvent, elle n’est pas condamnée comme une illusion, une vanité : elle indique au contraire la nécessité d’y revenir sans cesse comme à un laboratoire, à une fabrique de l’humain, à un ouvroir d’existence potentielle, différemment orientée, re-choisie ou contestée : en tout cas « montrée » dans sa facticité stimulante d’espace potentiel créateur d’autres identités. Seul un enfant, la jeunesse, est tourné vers nous, invitant à faire le saut. Parmi les spectateurs représentés, Domenico lui-même, à droite, qui observe son père observant les autres : le peintre observe le processus de cette fabrique, de ce jeu reconstituant, instituant/destituant, et réfléchit à ce que la peinture, l’art, peut en montrer, et en « agir » (pour ne pas dire « en faire »). Surtout, aux deux extrémités de la fresque, à gauche et à droite, deux personnages de profil, un polichinelle et une jeune fille qui n’est autre que la poupée que Polichinelle souvent porte sous son bras, indice de son statut de marionnette. Ces personnages nous renvoient à la curieuse fin de vie de Domenico : au moment où la République de Venise abdique toute souveraineté et se remet, brièvement, entre les mains de Bonaparte et de la Révolution française, Domenico Tiepolo se retire, comme en exil, dans sa villa familiale pendant treize ans, jusque à sa mort en 1804. Il peint pour lui-même, à peu près pendant ces dix années que dure la Révolution française, outre Le Monde nouveau, des fresques représentant inlassablement des polichinelles sur les murs de son palais. Dans le même temps il exécute une longue série de lavis (plus d’une centaine) représentant des scènes de la vie de Polichinelle, composant un album intitulé « Divertissement à l’usage des jeunes gens », divertimento per li ragazzi. Dans ces scènes, à la différence de son père qui avait dessiné des polichinelles courts et trapus, plutôt solitaires et grotesques, proches de la Renaissance et du Moyen-Âge, figures inversées, carnavalesques de la souveraineté, Domenico montre des polichinelles qui vont par troupe, élancés et dégingandés, désœuvrés et occupés à tout et à rien, étrangers à tout travail comme à toute « production », parcourant toutes les stations de la vie humaine (comme une via crucis laïcisée et désenchantée – on a dit que Polichinelle était un christ laïc), uns et multiples, multitude anonyme ou peut-être plutôt pseudonyme. Cette troupe étonnante de Polichinelles démultipliés se fait subir à elle-même tous les sorts, de la naissance à la mort en passant par le tribunal, Polichinelle s’exécutant lui-même puis contemplant son propre tombeau dont tout laisse à penser qu’il est vide.
Vide comme il l’est lui-même, d’un vide insondable et échappant à tout jugement et à toute suspicion : Polichinelle est le seul personnage de la commedia dell’arte qui n’ôte jamais son masque, qui naît et meurt avec, car celui-ci ne dissimule aucun visage. De même que sa voix n’est pas une voix mais un sifflement étrange et insituable dans le registre des voix humaines, produit par le montreur de marionnettes à l’aide d’un instrument étrange, une sorte d’appeau, la pivetta. Il n’est que masque, porteur de masque en général comme son corps doublement bossu est d’une stature désœuvrée qui n’est l’envers d’aucune œuvre. Apte à tout comme à rien, Multitude encore dénuée de tout destin, parcourant mécaniquement et comme par jeu toutes les stations possibles dans un désordre inorganisable : la succession des lavis ne s’inscrit pas dans une logique narrative, historique, chacun, ne valant que pour soi, déjoue tous les autres. Bande d’hommes-sans, d’hommes sans qualités, sans métier, sans spécialité, sans essence, zone de vie indéterminée en attente de quelque chose qu’on ne peut deviner, hommes d’avant toutes les déterminations, en attente d’une réalité nouvelle, d’un « monde nouveau » qui les transformerait rétroactivement en « possibles ». Vus souvent de dos, ils avancent vers un fond qui n’est pas dessiné.
À l’inverse de Bartleby, Polichinelle n’oppose pas au « faire » une résistance passive mélancolique, mais il tourne le faire en ridicule en lui faisant tout faire, en l’entraînant dans une sarabande utopique et uchronique qui le désoriente et le fait sortir de ses gonds et du langage lui-même, car ses activités incessantes tournent court et ne peuvent même être nommées, elle défient le langage, ouvrent la voie vers une « mystique restreinte » qui conduit le langage à faire l’épreuve de ses limites, au sens positif, c’est-à-dire de ses bords, et évoquent ce qui meuble l’attente d’une « action restreinte » aux effets incalculables.
Polichinelle ne désobéit pas, il ne cesse pas non plus d’obéir, mais il vaque en s’absentant, en dépouillant sa présence de toute prise qui pourrait lui donnait un contour familier et prévisible, il reste du côté de l’inquiétant. Du Nouveau Monde au Monde Nouveau la désobéissance opère un virage, elle se vide de tout contenu pour s’absenter de la scène du pouvoir où elle est attendue au tournant. Elle se déprend. Elle inquiète, en attendant mieux.
Bertrand Ogilvie, mai 2017